LIBYE :
DU SOULÈVEMENT À LA GUERRE CIVILE ?
Déclaration de l’Union des Révolutionnaires Communistes de France
Le soulèvement qui a éclaté en Libye, à partir de la province et notamment de la seconde ville du pays Benghazi, débouche sur de véritables massacres, d’après les journalistes, et peut engendrer une guerre civile avec intervention (pour l’instant indirecte) des puissances impérialistes. A l’heure où nous écrivons ces lignes, certaines villes sont aux mains des opposants à Kadhafi.
Beaucoup d’organisations progressistes, en France, ont affirmé leur soutien aux insurgés « dans leur lutte pour la démocratie et la chute de la dictature ».
Toutefois, transposer mécaniquement les révolutions en cours en Tunisie et Égypte ne permet pas d’appréhender les événements et le soulèvement en Libye. Si la forme de gouvernement (le pouvoir personnel) est la même, le régime économique libyen est le fruit d’une révolution nationale-démocratique, certes inachevée et pourrissante, alors que les pouvoirs de Ben Ali et Moubarak étaient au service de l’impérialisme et de la bourgeoisie compradore.
Il faut, dans la mesure modeste de nos connaissances sur ce pays, prendre appui sur une approche de classe des phénomènes sociaux.
La Libye un long passé de pays colonisé
En grande majorité désertique, la Libye a longtemps été dominée par les tribus nomades (les Touaregs entre autres) qui s’adonnaient à l’élevage et à l’agriculture. Au début du XXème siècle, sans véritable structure étatique, les territoires libyens appartenaient à l’empire ottoman, le mode de production était féodal. Le patriarcat religieux gérait les rapports amiliaux.
A partir de 1911, l’Italie va s’emparer de ces territoires et les transformer en colonie, en les divisant en entités « autonomes ». Une République tripolitaine fantoche voit le jour ; en Cyrénaïque, c’est un Émir qui dirige ce califat. Dans les années 30, l’Italie prend le contrôle direct de sa colonie.
Le peuple libyen, avec détermination et héroïsme, va s’opposer à l’occupation italienne. À l’issue de la seconde guerre mondiale, la Libye est partagée par les deux vieilles puissances coloniales sous mandat de l’ONU. La Tripolitaine et la Cyrénaïque étaient aux mains de la Grande-Bretagne, Fezzan (sud-ouest) aux mains de la France. Mainmise transitoire, car conformément aux décisions du sommet de San Francisco, l’ONU, sous l’influence du camp socialiste et de l’URSS, reconnut l’indépendance de la Libye en décembre 1951 à l’Assemblée générale des Nations Unies.
Dans le même temps, le mouvement communiste international jugeait alors que la Libye était formellement indépendante mais totalement dépendante économiquement. L’influence des impérialismes britannique, nord-américain et français était réelle, mais surtout géopolitique : constructions de bases militaires US dirigées contre les peuples arabes et les États socialistes.
En 1958, la découverte des immenses réserves de pétrole changea la donne. Dès l’indépendance, le roi Idriss 1er dirigeait un pays marqué par de fortes survivances féodales. Au sein de l’appareil d’État libyen se déclencha une bataille sur l’opportunité du développement économique à saisir avec la manne pétrolière.
La monarchie, servile vis-à-vis de l’impérialisme, fit appel aux compagnies pétrolières étrangères, et s’inscrivait dans la dépendance moyennant les rentes versées par ces compagnies aux éléments compradores.
En 1969, l’armée, par la voix de ses jeunes officiers, exprimait des positions nationalistes. Un putsch militaire renversa la monarchie. Ce ne fut pas une insurrection populaire. Toutefois, les officiers, dirigés par le lieutenant Kadhafi, bénéficièrent du soutien massif de la population.
Le Monde écrivait alors : « Les évènements de Libye risquent fort de déborder ce cadre régional et arabe : la position stratégique qu’occupe ce pays au coeur du bassin méditerranéen, l’importance de ses richesses pétrolières et de ses liens qu’il avait préservés jusqu’à présent avec les puissances anglo-saxonnes font du coup d’état de Tripoli un évènement international… pas pour déplaire à Moscou ». L’article se concluait par un véritable appel à l’intervention : « Jusqu’à quand les puissances occidentales pourront-elles éluder les problèmes qui en découlent ? ».
Commençait alors une nouvelle page de l’histoire libyenne.
Le cours national-démocratique
Très vite, le corps des officiers derrière Kadhafi, composé de manière hétérogène et inégale, de nasséristes, de nationalistes de gauche, d’islamistes, de quelques marxistes, va engager le pays dans de réelles transformations sociales à caractère anti-impérialiste : nationalisation du secteur pétrolier, politique de subvention par l’État du prix des produits de consommation courante, formation de comités révolutionnaires et populaires assurant l’autogestion de 1500 communes. La Libye adopte le nom officiel de « Grande Jamahiriya Arabe Libyenne Populaire et Socialiste ». Jamahiriya pouvant se traduire par « État des masses ».
Plusieurs réflexions sur cette appellation.
Les révolutions nationales-démocratiques n’ont pas le même développement selon la classe qui va conduire le processus révolutionnaire. Si elles sont dirigées par la classe ouvrière et son Parti communiste en alliance avec la paysannerie, comme pivot du Nouvel État démocratique populaire (Chine en 1949, Vietnam, Corée populaire, Cuba), la finalité sera de poursuivre, de manière continue, la révolution, pour lui donner un caractère socialiste et donc anticapitaliste. La réalité historique a montré toute la complexité de cette tâche, puisque parallèlement, il faut atteindre les bases matérielles permettant l’édification du socialisme.
En Libye, derrière « l’État des masses » se cache un pouvoir de plusieurs classes : bourgeoisie nationale lésée par le régime monarchiste, couches moyennes citadines, technocrates et jeunes officiers ; de plus, il fallait, pour le pouvoir, compter avec le poids des tribus. La classe ouvrière est faible numériquement et issue pour l’essentiel de l’émigration des pays voisins ; il n’existe pas, dans ce pays, de parti communiste.
Le cours national-démocratique, sous un tel pouvoir, ne peut qu’être inachevé, puisque les couches sociales qui le dirigent, penchent vers le développement capitaliste et l’élimination du capitalisme d’État qui entrave jusqu’à un certain point leur « liberté d’entrepreneurs ».
La proclamation « socialiste » de la République Libyenne doit être jugée à l’aune des rapports de production réels (existence du capitalisme d’État et privé), pas sur de simples déclarations. Le capitalisme d’État a joué un rôle progressiste durant la phase ascendante de la révolution libyenne, mais n’a jamais constitué un secteur socialiste au sein de l’économie libyenne.
Le « Livre vert » de Kadhafi préconisait une « troisième voie » entre capitalisme et « socialisme marxiste », une sorte de « socialisme fondé sur l’islam ».
Quant à la référence, dans la dénomination de l’État, aux mots « arabe » et « libyenne », elle reflétait par contre la réalité. « Arabe », car la Libye de Kadhafi a oeuvré à l’unité du monde arabe, comme le prouvent les nombreuses fusions - souvent précipitées - avec tel ou tel pays voisin, sans lendemain d’ailleurs. De même, il faut mentionner la politique panafricaine du régime. « Libyenne » : le terme prend une certaine résonance aujourd’hui, car son unité est fragile ; les colonialistes et les impérialistes ont toujours opposé une province à une autre, et rêvé de sécessionner ce pays.
La Libye de Kadhafi a constitué un allié incontestable pour le mouvement de libération nationale palestinien. En 1978, cela déclenchera la riposte de Washington, qui déclarait que la Libye serait le premier État contre lequel les Nord-Américains prendraient des mesures de rétorsion à cause de sa position sur la Palestine.
La révolution nationale-démocratique libyenne se déroulant sur un territoire grand comme près de 5 fois la France, avec 9 fois moins d’habitants, elle a à son actif d’incontestables réalisations. De l’économie féodale, on est passé à l’urbanisation de la société. Grâce au pétrole, le PNB a été multiplié par 25, malgré les handicaps de la chute des cours du pétrole à certaines périodes et de l’embargo lancé par les États-Unis et l’UE.
Le statut de la femme a connu une transformation radicale. Au système féodal patriarcal, oppresseur des femmes avant la révolution, a succédé une politique d’émancipation qui a porté ses fruits : scolarité obligatoire jusqu’à 16 ans, écoles mixtes en primaire, âge légal du mariage pour les filles porté à 20 ans (alors que sous le féodalisme, des filles pré-nubiles étaient mariées !). La majorité des étudiants à l’université sont des filles.
Le niveau de vie a augmenté surtout durant la phase ascendante de la révolution. Il est un des plus élevés d’Afrique, et la Libye est le premier pays sur ce continent pour l’IDH (indice de développement humain).
L’impérialisme contre la Libye indépendante
La Libye est souvent dénoncée comme « État terroriste ». Dans les années 2000, elle a reconnu être à l’origine de plusieurs attentats contre l’aviation civile de plusieurs États occidentaux, comme celui de Lockerbie qui fit 270 victimes en 1988.
Mais peu de commentateurs évoquent la guerre terroriste préalable de l’impérialisme. En février 1973, un Boeing 727 libyen d’« Arab Airlines » fut abattu sur le Sinaï (Égypte) par l’armée israélienne, ce qui occasionna 110 morts.
En 1986, l’US Air force bombarde la Libye, notamment Tripoli et Benghazi, occasionnant plusieurs centaines de victimes. L’administration Reagan lance un boycott de la Libye (suivi par l’UE) et organise un attentat contre Kadhafi qui échoue.
Un glissement à droite de la révolution nationale-démocratique
Autour de 2000-2001, le régime a perdu ses liens avec les masses. On constate une forte bureaucratisation des directions, une partie de l’appareil d’État s’accapare plus ou moins légalement les biens publics. Cela se traduit par une stagnation économique, le développement du marché noir et de la corruption. Le pouvoir de Kadhafi s’est incontestablement sclérosé, son seul titre officiel de « Guide de la Révolution » lui évite d’être responsable, par exemple devant le Parlement. Certaines de ses prises de position sont caricaturales et nuisent à la Libye.
Face à la crise montante, le régime répond par un glissement à droite et la répression. Au sein de la révolution vieillissante et pourrissante, la bourgeoisie a consolidé ses positions. Le cours nationaldémocratique est toujours transitoire : ou la révolution avance et satisfait toujours plus les besoins de la population, ou elle stagne, puis régresse vers le capitalisme. La bourgeoisie est issue à la fois de l’économie d’avant la révolution, mais aussi des acteurs et bénéficiaires de la révolution, notamment ce qui est devenu la bureaucratie d’État qui, par intérêt de classe, aspire à liquider tout ce qui entrave la loi de la valeur, d’où son penchant pour les privatisations.
Le régime a donc initié un appel à l’initiative et au secteur privés, ce qui a renforcé la détermination de la bourgeoisie à liquider les conquêtes de la révolution nationale.
Parallèlement, Kadhafi allait s’engager dans la voie des concessions aux États impérialistes avec le démantèlement du programme nucléaire (en réalité monnaie d’échange) et les offres libyennes de prospection commune des champs pétrolifères. C’est le sens de l’invitation de Sarkozy, en décembre 2007, qui voyait déjà la Libye comme partenaire de sa nébuleuse et très impérialiste Union pour la Méditerranée qui a pris l’eau avec le renversement de Ben Ali et Moubarak !
Sur le plan politique, dans les années 2000 et jusqu’à la période récente, les observateurs parlaient de « perestroïka » libyenne autour de Saïf Al-Islam, le fils de Kadhafi. En effet, ce dernier prônait « l’ouverture démocratique » et le dialogue avec les islamistes des Frères Musulmans autour d’un projet de nouvelle constitution fondé sur la liquidation des pouvoirs des comités populaires révolutionnaires et la présidentialisation du régime. En réalité, c’est un programme de rupture avec le cours nationaldémocratique.
Politique qui a rencontré le soutien et l’intérêt de plusieurs puissances comme les États-Unis, l’Allemagne, la Grande-Bretagne.
L’opposition libyenne
Le principal courant d’opposition est celui des islamistes des Frères Musulmans, courant qui a été renforcé par la politique de Kadhafi dans la récente période : dimanche dernier, le régime a libéré 110 prisonniers islamistes qui se sont joints au soulèvement !
Leur activité clandestine et sur le web s’appuyait sur le prêche de certains imams. La ligne directrice des islamistes était plutôt de chercher un compromis avec le régime, pour opérer sa transformation constitutionnelle. Depuis le soulèvement, ils y jouent probablement un rôle actif.
Les autres secteurs de l’opposition appartiennent aux tenants de l’ancien régime : monarchistes, réactionnaires pro-impérialistes.
Certaines tribus se sont rangées derrière l’opposition. En Libye, chaque tribu a des armes, au nom de la « défense populaire ». Agissent sans doute aussi des partisans de la démocratie bourgeoise sur le modèle occidental.
Enfin, peut-être les plus nombreux dans l’action (mais pas forcément la tête du mouvement), la jeunesse et les travailleurs les plus modestes qui souffrent du chômage (30 % de la population active), de la hausse des prix et parmi eux, sans doute des partisans de donner un nouvel élan à la révolution nationaledémocratique contre les « thermidoriens » libyens.
Du soulèvement à la guerre civile internationalisée ?
L’URCF affirme sa solidarité avec le combat de ceux qui veulent plus de démocratie véritable et populaire, la satisfaction des besoins, une politique indépendante de la Libye (mise à mal ces dernières années), le droit aux libertés fondamentales : presse, opinions, réunions.
L’URCF dénonce la répression meurtrière qui a occasionné plusieurs centaines de morts. Un régime démocratique et populaire ne tire pas sur la foule, quand celle-ci revendique pour ses aspirations ; il cherche au contraire à écouter les travailleurs et à corriger sa politique. Le choix par le régime du toutrépressif a porté le pire coup qu’il pouvait donner parce qu’il s’est discrédité. Les propos de Kadhafi dénonçant les manifestations de « misérables », tout en affirmant que dans son pays « le peuple est déjà au pouvoir », sont au coeur des contradictions d’un régime chancelant, mais qui défendra chèrement sa peau. Notons, au passage, les mensonges médiatiques de journalistes et d’hommes politiques, comme le ministre des Affaires étrangères britannique, qui avait évoqué la fuite de Kadhafi pour le Vénézuela !
Concernant le soulèvement en cours, qui s’est traduit aujourd’hui par la prise de Tobrouk et peut-être le contrôle de l’Est libyen, il doit être appréhendé à partir des éléments que nous avons évoqués précédemment. Aujourd’hui, à Tobrouk, on a pu voir aussi les contradictions de l’opposition anti-Kadhafi : certaines pancartes évoquaient la « Libye libre », mais une autre pancarte a longuement été filmée avec pour inscription, sur fond de bannière étoilée américaine, « Oil for west »( « du pétrole pour l’occident » !) .
Tout soulèvement ne peut être qualifié de révolution par les marxistes. Ce n’est pas la forme qui est déterminante - violence, occupation de bâtiments, contrôle de quartiers et de ville -, mais le contenu de classe du mouvement. Une révolution, c’est l’élimination des structures économiques et politiques réactionnaires, le développement de la démocratie avec des droits nouveaux et élargis au peuple travailleur.
Un soulèvement peut s’avérer contre-révolutionnaire, même s’il est de masse, si sa direction est réactionnaire et vise à retourner à l’ordre ancien ou à renforcer le mode de production capitaliste et la dépendance à l’impérialisme.
Les révolutions tunisienne et égyptienne qui n’en sont qu’à leurs débuts, ont suscité de très vives inquiétudes dans les capitales des États impérialistes. Ces derniers rêvent sans doute d’installer une tête de pont entre l’Égypte et la Tunisie. En Libye, Turkish petroleum vient de découvrir dans le sud-ouest une importante réserve de pétrole. Cela aiguise les appétits des magnats du pétrole qui veulent contrôler toujours plus les richesses pétrolières et gazières de la région. La perte de régimes dictatoriaux et à la botte, en Égypte et en Tunisie, a constitué un coup très dur à la politique d’hégémonie nord-américaine. La tentation, visiblement, existe, comme le montrent les appels des capitales occidentales « au boycott » (inexistants pour Moubarak et Ben Ali), d’opérer un changement en Libye, y compris militairement ; certaines voix s’expriment déjà en ce sens.
Les déclarations de dirigeants d’États impérialistes, au cours des dernières heures, ne laissent pas d’inquiéter sur une possible intervention de l’OTAN en Libye. L’URCF exprime sa ferme opposition à toute ingérence et intervention étrangère politique et armée. C’est au peuple libyen et à lui seul d’opter pour sa propre voie de développement, de surmonter le chaos et de stopper les violences, afin de satisfaire ses revendications démocratiques et sociales.
URCF, le 23 février 2011